Colette de Glasyer, un siècle de passions

19/09/2022

Clodoaldienne depuis plus de cinquante ans, Colette de Glasyer partage avec nous les grands souvenirs de sa vie en contemplant, de son balcon, le panorama sur Paris.

Le savoir-vivre commande de passer sous silence l’âge d’une femme. Colette de Glasyer ne nous en voudra pas de révéler qu’elle vient d’avoir cent ans, puisque personne ne voudra nous croire. Elle nous a fait le grand plaisir, à cette occasion, de partager avec nous quelques souvenirs de sa longue et riche vie.

« Dans la vie, il faut bien observer… et avoir le sens de l’anecdote ! ». Et Dieu sait si Colette l’a, ce fameux sens de l’anecdote, elle qui sait captiver son auditoire en imprimant dans sa mémoire des scènes aux couleurs aussi vives que si elles dataient de la veille. De sa vie à Saint-Cloud depuis une cinquantaine d’années, Colette nous fait partager les beaux souvenirs des « Amis des Fleurs », avec qui elle a participé à de nombreux concours, à Brescia, à Gênes, à Baden-Baden et même aux États-Unis, et qui lui ont fait découvrir le marché de Rungis, ses fleurs fraîches et ses brasseries où l’on fait de mémorables « gueuletons » ! Plus encore que ces moments sympathiques, Colette apprécie dans l’art floral son côté « très cérébral », où elle retrouve les grands principes de l’art du peintre, auquel son père, esthète collectionneur, l’a très tôt initiée.

Une enfance parmi les artistes

Colette de Glasyer est née dans le XVIe arrondissement, « dans la rue où habitait le Docteur Petiot », glisse-t-elle, et a grandi ensuite rue de la Tour. Son père, un stomatologue réputé, de confession juive, et sa mère, catholique née à Constantinople, mènent grand train dans le Paris de l’entre-deux-guerres. La petite Colette est éblouie par les magnifiques réceptions où défilent les artistes les plus en vue des années 1930, musiciens, peintres, acteurs et metteurs en scène… Au cours de ces dîners à thème, où l’on joue du piano, où la mère de Colette chante, où Arthur Honegger évoque ses oratorios, Colette écoute, admirative, Abel Gance, André Cayatte, Jacques Tati, Marlene Dietrich, hôtes familiers de la table de ses parents. Elle côtoie aussi l’abbé Léonce Petit, l’aumônier de l’opéra Garnier, autrefois surnommé « Tignasse de Loyola » par le groupe des Apaches, ces musiciens et écrivains de 1900 qui revendiquaient une forme d’anarchie en art. L’abbé a gardé de cette époque, outre cet amusant surnom jésuitico-capillaire, l’amitié de Maurice Ravel, lequel donnera quelques leçons de piano à la jeune Colette. Ces années apparemment joyeuses sont aussi empreintes des récits de la guerre de 1914, très présents dans les conversations familiales, et de la vue de ces si nombreuses veuves de guerre croisées dans la rue, portant toujours le deuil, avec un crêpe noir à leur manteau.

L’exode, parenthèse formatrice

Colette s’en félicite aujourd’hui encore, son « intelligence de petite-fille a bien enregistré ces apprentissages », et s’est enrichie du contact quotidien de ces intellectuels et artistes qui figurent parmi les familiers de ses parents. À côté de cette effervescence, l’école lui semble bien terne, et elle avoue avoir été plusieurs fois renvoyée « juste avant la catastrophe » ! Mais la véritable catastrophe, c’est la déclaration de guerre de septembre 1939, puis l’invasion allemande du 10 mai 1940. La jeune fille qui rêvait d’être comédienne et à qui ses parents répétaient : « Passe ton bachot d’abord ! » passe les épreuves le jour du départ en exode… Son père, lieutenant, est mobilisé comme chirurgien-dentiste à l’hôpital de Créteil. Grâce à des connaissances, il parvient à obtenir pour sa famille des sauf-conduits pour la Lozère. De ces derniers jours à Paris, Colette garde le souvenir d’un dîner aux Deux-Magots, dans

l’étonnante ambiance de fête propre aux veilles de catastrophes. À la gare de Lyon, la famille, pour accéder au train, doit enjamber des gens allongés sur les quais bondés.

Au terme du périple, un château dans les Cévennes où sont réfugiés plusieurs comédiens, qui feront de l’exode une « parenthèse de vie extraordinaire », dont Colette se souvient avec émotion et gratitude. Elle rencontre notamment l’actrice Cécile Sorel, gloire du théâtre léger des Années folles, dont la postérité retient sa fameuse descente de l’escalier du Casino de Paris, pour la première de la revue Vive Paris en 1933, et sa question de coquette sexagénaire, miaulée en direction de Mistinguett, assise au premier rang : « L’ai-je bien descendu ? ». Cécile Sorel tentera de faire répéter cette scène à la jeune Colette, pour éprouver sa vocation de comédienne. Dans ce château néo-gothique, avec lits à baldaquins et bibliothèque monumentale, des soldats démobilisés côtoient Jean Cocteau, Marcel Herrand et son compagnon Jean Marchat, acteurs, metteurs en scène et directeurs de théâtre… C’est là que Colette entend la sinistre déclaration dans laquelle, à la T.S.F., le maréchal Pétain, le 17 juin 1940, fait « à la France le don de [sa] personne » et annonce la demande d’armistice, « après la lutte et dans l’honneur ». Souvenir insolite qu’aime à rappeler Colette, aléa du direct, on entend le nouveau premier ministre demander, avant de lire son discours, qu’on ouvre la fenêtre parce qu’il fait trop chaud !

Occupation et Libération, les années marquantes

Bientôt, les combats ayant cessé, il faut songer à rentrer à Paris. Pour la jeune fille, c’est la fin de la passionnante cohabitation avec ces gens de théâtre et de cinéma, qui l’ont confortée dans sa volonté de devenir comédienne. Inscrite au cours Simon, Colette fait la connaissance de Maria Casares, qu’elle admire aussitôt… pour sa capacité à pleurer sur commande ! Elle y retrouve Simone Signoret, qu’elle a connue à l’école élémentaire, se lie d’amitié avec Daniel Gélin, et surtout avec Jean Carmet, qu’elle évoque encore aujourd’hui avec beaucoup de tendresse : « C’était mon meilleur copain. Un type épouvantablement mal élevé… Je l’aimais vraiment beaucoup ! ». Les années de l’Occupation, qui sont pour Colette celles de l’entrée dans l’âge adulte, sont donc doublement marquantes, et les rencontres y sont vécues avec l’intensité liée au danger permanent.

En juillet 1941, Jean-Louis Barrault monte Les Suppliantes d’Eschyle… à Roland-Garros ! L’affiche réunit Jean Marais, Jacques Dufilho et Serge Reggiani. Colette fait partie du chœur, qui psalmodie sa douleur… « Ce fut un véritable four ! s’amuse Colette, mais quels moments merveilleux j’ai passés, avec Reggiani et Barrault ! ».

À la Libération, la famille monte sur le toit de son immeuble à Neuilly pour entendre le bourdon de Notre-Dame. Les nouvelles arrivent par téléphone, qui fonctionne toujours. La première image de ces jours troublés, qui marque la jeune fille pour toujours, c’est un attroupement haineux formé autour d’une femme tondue… L’épuration et ses scènes affreuses sont aussi un aspect de cette période inédite, où l’on marche dans Paris « comme sur un tapis roulant de joie », se rappelle Colette. Au café, où l’on se contente depuis quatre ans d’un ersatz de café ou de Viandox, le patron offre le Viandox pour fêter l’arrivée des chars américains. Les G.I. lancent aux Parisiens du chocolat, des cigarettes Lucky Strike, des chewing-gums, les premiers bas nylon… Place de l’Étoile, un tir provenant d’un toit surprend la foule : les passants se couchent à terre, Colette passe une heure terrée sous un char, échappant de peu à la mitraille.

« La vie, Madame »

Son meilleur souvenir de cinéma, c’est à Jacques Tati que le doit Colette. Alors qu’elle dîne avec le réalisateur et sa femme, qui est une amie d’enfance, Tati trouve très photogénique la robe noire que porte Colette, au décolleté si plongeant dans le dos qu’elle y a ajouté une énorme rose ! Il engage aussitôt Colette pour son projet pharaonique de film sur la modernité urbaine, qui deviendra Playtime, tourné dans de gigantesques décors, de 1964 à 1967. Colette s’amuse encore de la déception de Tati découvrant ensuite que, la robe ayant été usée le temps que le tournage démarre, elle en a choisi une autre, noire

également, mais au décolleté beaucoup moins spectaculaire… Elle retrouve sur le plateau de ce film hors-normes son enthousiasme de jeune fille et les amitiés de tournage, et se rappellera toujours le mot de Simone Signoret, quelques années après leur apprentissage au cours Simon : « Tu n’aurais jamais dû quitter la roulotte… ».

Centenaire

De Jacques Tati aux innombrables bouquets reçus pour ses cent ans, en passant par les Amis des fleurs de Saint-Cloud, les fleurs et leurs couleurs qui transfigurent le quotidien sont un des fils rouges d’une vie qui a eu ses heures tragiques et ses moments de doute. Alors qu’elle vient de souffler ses cent bougies au Polo de Paris, entourée d’une soixantaine de proches, famille et amis réunis, Colette reste très attentive au présent, soucieuse de l’actualité politique française comme des grands enjeux internationaux. Une de ses petites-filles a commencé à enregistrer ses récits, témoignage précieux sur des événements qui déjà s’éloignent.

 

Grâce à ce fameux sens de l’observation et à une attention permanente aux détails qui redonnent au passé son intensité d’expérience vécue, Colette de Glasyer, s’amusant des ridicules du quotidien, continue, avec un enthousiasme juvénile, de tourner le film de toute une vie. La bande originale pourrait en être la chanson de son cher Reggiani, La vie, Madame : « Il y a des espoirs démesurés / Et des symphonies inachevées / Mais de rêve en rêve on tient debout »...

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